Quand chez moi devient chez lui

23 octobre 2014

Quand chez moi devient chez lui

Au téléphone, sa voix lui avait parue assurée et amicale. A sa descente de l’avion, au premier coup d’oeil, elle sut qu’elle ne s’était pas trompée. Il portait un pantalon beige avec une paire de chaussures de marche bien nouée et un tee-shirt qui ne resterait pas très longtemps blanc. Un homme de terrain, en somme. Le tarmac de laterite lui allait bien. Il semblait déjà se fondre dans le paysage.

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– Salut, je suis Francesco, tu dois être Julie.
– Bonne arrivée! Ca a été le vol?
– Très bien. Mais j’ai pas eu le temps de manger ce matin à l’aube. Je meurs de faim!
– Jette tes sacs dans cette voiture, on va te nourrir!

Sur le trajet, alors qu’il se familiarisait avec les cases, les chèvres et le public enfantin, Julie l’observait du coin de l’oeil. Sa barbe de trois jours le rendit sympathique à ses yeux. Le petit flacon de désinfectant agrippé à son sac à dos la fit sourire. Elle passait au crible ses moindres réactions, prête à sauter sur la moindre contrariété pour le remettre à sa place. Elle avait déjà sa réplique toute prête: « Oui, ben c’est le terrain ici, pas le Plaza ».
Arrivés au bureau, Julie le jeta aux loups: présentation de l’équipe, tour du propriétaire, installation de l’ordinateur. Il ne flanchait pas. Souriait. Posait des questions. Il l’énervait déjà. Il semblait déjà se sentir chez lui.

Francesco était venu pour remplacer Julie. D’ici quinze jours, elle ne serait plus qu’un souvenir. Il aurait son numéro de téléphone, son bureau, ses contacts, sa chambre. Elle ne serait plus qu’un prénom dont les employés se rappelleraient peut-être tendrement dans quelques années. Son remplaçant la sortit de ses pensées sans sommation:

– Julie, tu me parlais de manger. C’est toujours à l’ordre du jour? , lui demanda-t-il un peu fébrile.
– Oui! Bien sûr! Pardon, c’est par ici, lui répondit-elle en lui montrant le chemin de la résidence.

Alors qu’ils pénétraient du côté obscur de la force, de l’autre côté du mur, Francesco s’extasiait devant les installations. A raison: tout était neuf, beau, frais, et ils avaient mis la main à la pâte pour rendre le tout accueillant pour son arrivée. Julie se rappela les moult semaines que l’équipe avait dû attendre pour la fin des travaux, les nombreuses nuits passées à camper sur un matelas mousse et, finalement, le jour J, la première nuit dans sa chambre, la première douche chaude. Francesco arrivait, lui, comme une fleur, comme un inspecteur des travaux finis.

Il avait une aisance qui irritait Julie. Une gentillesse qui la désarçonnait. Et en plus il était loin d’être bête. Elle se sentait comme une grande soeur à qui le nouveau-né vole la vedette, la honte d’être jalouse incluse. Elle avait les fesses entre deux chaises: elle n’était plus vraiment chez elle, il n’était pas encore vraiment chez lui. C’était un no-man’s land, une sorte de limbus déroutant. Pourtant, dans quelques semaines, ailleurs, ce serait elle le nouveau-né. Et elle serait tout aussi irritante, avenante et sympathique. Car quand on change de chez soi tous les ans, nous, on ne change pas.

Le lendemain, il fut temps de passer aux choses sérieuses: le monde extérieur. Ministère après ministère, couloir après couloir, bureau après bureau, le rituel voulait qu’elle présentât Francesco à chaque contact. Tous la remercièrent poliment de la bonne collaboration et espéraient que le jeune homme dégourdi dont ils écorchaient le prénom heure après heure fût aussi efficace que Mademoiselle Julie. Ils promettaient qu’ils ne l’oublieraient jamais et qu’elle garderait toujours une place spéciale dans leurs prières et dans leur coeur.

Julie écoutait solennellement chaque épitaphe: ils l’oublieraient. Elle en était sûre. Elle leur en voulait déjà. Cette chaise musicale humanitaire lui brisait le coeur. Elle se jurait, elle, de ne jamais oublier personne, de leur envoyer des nouvelles et de faire son possible pour revenir un jour. Mais elle savait que ces mots n’avaient pour seul but que d’alléger temporairement la douleur des au revoir. Garder un moment encore l’illusion qu’elle serait toujours chez elle ici alors qu’elle n’avait fait que passer dans la vie de ces gens. Elle se prit à avoir honte de ne pas se souvenir du prénom de cette maman de maison haïtienne qui l’avait si bien soignée pendant une semaine de fièvre. Elle lui avait promis, à elle aussi, de ne jamais l’oublier.DSC02068

La gêne et le malaise durèrent peu de temps. Il fallait continuer la course folle pour imprégner son successeur de toute une vie. Ils reprirent la voiture et déambulèrent dans les rues. Julie essaya de se rajeunir d’un an, au moment où elle se perdait dans ces rues, que le visage du vendeur de méchouis lui était encore inconnu et que la laterite et ses culs de poule complotaient contre elle. Aujourd’hui, elle et la route ne faisaient plus qu’une, Ibrahim savait qu’elle préférait la chèvre au boeuf et les raccourcis n’avaient plus de secrets.

Francesco, lui, regardaient les petits commerces et les rues défiler. Il souriait. Encore. Il se rappelait ses précédentes missions et retrouvait des signes familiers. Cela le réconfortait. Il écoutait d’une demi oreille Julie lui montrer les stigmates que la ville portait des suites des affrontements, les commerces incontournables où il trouverait avec un peu de chance des boîtes de sardines ou du papier toilette, les quelques bonnes adresses à ne pas manquer. Il se dit qu’il se sentirait bien ici.

L’attention du nouveau-né s’accentua quand son aînée l’emmena à la mission catholique où l’équipe avait vécu jusqu’aux premiers évènements qui secouèrent la ville cette année. Sa voix changea. Sa gorge se noua. Il lui sembla percevoir des yeux humides lorsqu’elle décrivait les soirées étoilées insouciantes qu’elle avait passées en ces lieux. Il se sentit mal à l’aise. Il comprit l’importance que cette petite ville et cette population avaient pris dans le coeur de Julie. Cela l’attendrit.P1000352

– Ca a dû être difficile de quitter la mission, lui dit-il pour lui montrer l’intérêt qu’il portait à ses anecdotes.
– Oh ben tu sais, camper au bureau, avec de l’eau et de l’électricité alors que la ville tente de s’endormir la peur au ventre, c’est vraiment un moindre mal, répondit-elle tentant de regagner ses esprits.
– Chapeau, en tout cas. Tu as marqué ces gens et ça va pas être facile de passer après toi.

Julie lui répondit avec un sourire gêné.

C’est à ce moment précis qu’elle lâcha prise. Peu importe que Francesco ait la même dévotion dans le travail, peu importe qu’il change la disposition du bureau, peu importe si les gens l’oubliaient, elle était maintenant convaincue qu’elle laissait son « chez elle » entre de bonnes mains. Elle pouvait partir, le coeur léger, le sentiment de la tâche accomplie, l’esprit dédié, enfin, à se reposer, à laisser derrière elle ces douze mois hauts en couleur et elle était prête à renaître, ailleurs, plus au sud, pour s’approprier d’autres rues, d’autres Ibrahim, d’autres horizons.

Ceci est un blog personnel. Les opinions qui y sont exprimées sont les miennes et ne représentent d’aucune façon la position de mon employeur, le CICR.

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Commentaires

Chico
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Je t'avoue que j'ai pleuré.... Article tristounet + hormones de grossesse et hop ! Bonne route, Munt'. On t'attend déjà ailleurs !

Geo
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A te lire, tu nous mets dans la peau de "Julie"... Merci de ce partage...